Sami Tchak : « l’ethnologie a été fille de la colonisation » (Le Continent du Tout et du presque Rien)

Sami Tchak © Francesco Gattoni / éditions Jean-Claude Lattès

Entretien avec Sami Tchak, autour de son livre, Le Continent du Tout et du presque Rien dont on peut lire ici la critique.

Sami Tchak, vous êtes né au Togo en 1960 et vous avez passé votre enfance dans un village qui ressemble à Tedi (lieu où se déroule une partie de l’intrigue du roman Le Continent du Tout et du Presque rien). Vous avez entamé une licence de philosophie puis avez été enseignant. Vous vous êtes installé en France en 1986 et, en 1993, vous avez soutenu un doctorat de sociologie à La Sorbonne. Vous avez ensuite découvert l’Amérique latine  que l’on retrouve dans certains de vos romans tels que Hermina (2003) ou Filles de Mexico (2008). Vous avez publié une vingtaine d’œuvres littéraires, couronnées de nombreux prix littéraires.
Dans Le Continent du Tout et du Presque Rien (2022), le lecteur accompagne Maurice Boyer dans sa vie d’ethnologue africaniste. On le suit dans son premier terrain, dans le petit village de Tèdi au Togo, où il passe deux années rythmées par des amitiés, des incompréhensions et des ruptures ; par l’amour, le désir et la trahison… soit l’humanité dans toute sa complexité. Il écrit une thèse, « Divinités ancestrales et Islam chez les Tem du Togo. Ethnologie empirique du village de Tèdi. ». Le lecteur accompagne enfin le personnage dans la dernière partie de sa vie, où il opère un bilan sur l’étude et la compréhension de l’Afrique.
Pourquoi avez-vous choisi cette formule pour le titre ? Comment caractérisez-vous cette ambition de traiter du continent africain dans sa totalité – vous vous placez d’ailleurs sous le patronage de Mudimbe puisque vous citez un fragment de L’invention de l’Afrique en exergue…

Le titre, vous vous en êtes rendu compte, est un clin d’œil explicite (je le cite dans le livre) à Vladimir Jankélévitch. L’un des tomes a pour sous-titre « Le Malentendu ». Je pense qu’il s’agit aussi d’un malentendu. C’est un malentendu pour un Africain, un non-Africain, pour n’importe qui, que de penser servir l’Afrique comme une totalité, de l’étudier, d’en faire l’objet d’une compréhension. C’est vraiment cette question-là qui m’a hanté, c’est-à-dire comment et pourquoi quelqu’un s’engagerait-il à dire qu’il étudie un continent,  pas un aspect d’un village, d’une ville, d’un pays, mais un continent ? C’est quoi l’Afrique pour les Africains, pour les non-Africains ?

Cette question-là est au cœur de pas mal de mes livres. Je me pose cette question parce que je n’arrive pas du tout à faire la distinction entre l’Afrique comme une réalité mouvante, liée directement à l’invention coloniale et un continent matériel que personne n’a inventé. C’est quoi l’Afrique, puisque l’histoire occidentale l’a reconfigurée, quelle est son histoire ancienne avant cette reconfiguration ?

Quand quelqu’un n’a pas une idée claire de ce qu’il voudrait faire, il est si simple pour lui de s’intéresser à l’Afrique : il peut dire tout et n’importe quoi et passer pour spécialiste. On n’exige sans doute pas de lui la même rigueur que s’il s’aventurait à être spécialiste du Japon. Sur l’Afrique, c’est facile de produire des discours. C’est de ça que je me moque gentiment dans ce livre — et je me moque en réalité de moi-même. Suis-je capable de la distance nécessaire ? Car je suis le produit, quoi qu’on dise, de cette démarche occidentale sur le continent africain. Je suis quand même le produit de la Sorbonne, donc je me moque un peu de moi aussi quand je dis L’Afrique ? oui, je sais de quoi je parle puisqu’en fait je n’en sais rien.

Maurice Boyer est un personnage complexe, en raison d’un trauma dans son passé familial, de son amour refoulé pour un autre homme, de son comportement envers les femmes et envers les habitants de Tédi… Mais aussi, parce que vous vous placez volontairement des deux côtés de l’ethnographie en cachant votre nom, Tchak’oura, parmi les « ethnographiés » — et que certains personnages du village qui sont en fait des membres de votre famille… Pouvez-vous nous expliquer la répartition de différentes facettes de votre personnalité entre Maurice et les habitants de Tedi ? Quelle est la part de dérision et de sérieux dans la construction de ce personnage ? 

Il est vrai que je me suis vraiment inspiré de mon village. On retrouve mon père dans le livre, et me nommer dans le livre n’est pas la meilleure façon de me cacher  ! Il y a ce fils du forgeron qui s’appelle Aboubacar, c’est moi, il porte mon prénom musulman : Aboubacar Sadamba Tcha-Koura. En même temps je me mets dans la peau de Maurice, c’est à dire d’un Français blanc, en m’installant dans ce que je suis réellement, c’est à dire quelqu’un qui, en allant vers des paysans, même si je suis d’origine rurale, regarde ce monde depuis ce qu’il est devenu. J’ai eu un parcours qui est tout à fait différent. J’ai fait des recherches dans un milieu rural pour ma thèse, je les ai faites au Burkina. J’ai vécu avec des paysans pendant deux ans. J’ai alors étudié la modernisation agricole et en même temps, leurs croyances et leurs conséquences sur la modernisation. J’ai donné beaucoup de cette expérience à mon personnage, Maurice Boyer, avec qui je partage aussi un mentor, Georges Balandier, qui a été doublement important dans ma vie. Non seulement j’ai suivi ses cours, mais je l’ai fréquenté. On parlait beaucoup de la vie du village, de son expérience africaine. Mon directeur de thèse, Dominique Desjeux, a fait sa propre thèse sous la direction de Georges Balandier. Donc non seulement j’ai été l’étudiant de Georges Balandier, mais j’ai été l’étudiant de l’étudiant de Georges Balandier. Et j’ai eu l’occasion et la chance de le fréquenter jusqu’au seuil de sa vie. Il est mort à 96 ans. On se retrouvait parfois pour des colloques à l’École des Hautes Études avec le Sénégalais Babacar Seye. Donc tout ce que j’ai appris de Georges Balandier, je l’ai transféré à Maurice.

Mais je lui ai aussi transmis des défauts, comme cette sorte d’ambiguïté dans le rapport à l’autre quand on fait des recherches. J’ai eu à faire des recherches à Cuba, par exemple, je suis resté à La Havane durant sept mois, où en tant que sociologue, je travaillais sur la prostitution. Réfléchir au regard que l’on porte sur l’autre quand on est dans la situation de celui qui vient observer est, je pense, quelque chose de perturbant. On peut avoir, malgré soi, l’impression d’être supérieur à ce qu’on regarde. Or il faut lutter contre cette impression de supériorité, et c’est une question que je n’avais pas nécessairement réglée, moi, sur le terrain. Je l’ai transférée à Maurice Boyer qui, étant blanc, semble porter une logique occidentale qu’on ne me prêterait pas. Pourtant,Maurice Boyer tient beaucoup de moi.

J’ai donc voulu prendre des personnages qui me ressemblent mais sont totalement éloignés de moi dans la mesure où ils incarnent la politique ou la logique des dominants, alors que moi je suis plutôt un transfuge du camp des dominés vers les logiques des dominants. Je suis Maurice Boyer, et, en même temps, je ne suis pas Maurice Boyer parce qu’il est français, blanc et moi noir togolais. Mais il tient beaucoup, beaucoup de moi, pour Georges Balandier ou les professeurs que je lui attribue comme amis, comme le professeur Zakari Tchagbalé qui existe, qui est vraiment mon modèle. Quand j’étais un petit garçon, il était de notre communauté et l’un des intellectuels les plus en vue, alors nos parents nous disaient « Si vous voulez être comme Zakari Tchagbalé, il faut bien étudier à l’école ». Et récemment, quand j’ai reçu le prix Ivoire, Zakari Tchagbalé était présent. Il a fait un discours à partir de ce que j’ai écrit sur lui, parce qu’il s’est senti honoré, alors que moi je faisais quelque chose qui me paraissait logique : lui rendre une petite part de ce que je lui dois. Donc Maurice Boyer n’a pas connu ces personnes qui sont mes amis, comme Gauz ou Mbougar Sarr, beaucoup d’éléments qui composent le personnage de Maurice Boyer sont tirés de ma vie. Cependant, je ne le dis pas de façon claire parce que ça aurait été peut-être moins intéressant si on découvrait qu’il y a une part d’autobiographie un peu fictionnelle dans Le Continent du Tout et du Presque Rien.

La place des femmes dans le roman est particulièrement intéressante… elles sont d’emblée mises de côté, et parfois exploitées, par leurs maris ou par les hommes du village, qu’il s’agisse d’Amama la femme du Chef, ou de la femme de Maurice en France. Puis Maurice accepte de diriger la thèse de Safiatou car on lui dit que choisir une étudiante noire peut le valoriser. Or, par son écriture puissante, jeune et mordante, Safiatou dépasse largement son directeur de thèse, mais elle reste attachée à ce vieil homme qui est aussi son amant. Incarnant une colère et un désir de changement, elle se place au centre du tourbillon intellectuel parisien des conférences sur l’Afrique. Que dit le personnage de Safiatou de la place des femmes ?

La femme demeure socialement une cadette, c’est à dire celle qui vient après les hommes. D’ailleurs, je me souviens que dans mon village, si une mère est sur un chemin avec son fils, c’est le fils qui marche devant avec une machette, car c’est lui qui peut protéger sa mère. Ce n’est pas la même chose avec le père parce qu’il est un homme. Les femmes sont les cadettes. C’est un statut infériorisant, négatif. Mais, au sein de ce statut de dominé, elles créent leur espace, en rusant, en jouant avec ce que la société leur offre.

Mon père avait une attitude très peu recommandable envers ses femmes. Il en avait plusieurs, et comme tout polygame qui se respecte, il avait toujours une préférée, ce qui engendre une injustice flagrante. Il était plus brutal à l’égard de celles qu’il aimait moins et il avait moins d’attention pour leurs enfants. L’une de ses épouses a utilisé une logique sociale pour le lui faire payer — je le raconte dans Ainsi Parlait Mon Père. Elle a décidé que deux de ses enfants n’étaient pas ses enfants, qu’ils étaient ceux d’un amant. Dans ma société on dit que seule la femme connaît le géniteur de ses enfants… Donc si elle déclare que les enfants ne sont pas de mon père, ils ne sont pas de mon père : aucun test n’est réalisé. La deuxième enfant avait déjà seize ans quand elle a dit ça. Du jour au lendemain, ces enfants-là ont changé de père, de clan, de famille. Et la façon dont mon père se comportait avec cette épouse, sa brutalité envers elle nous a plutôt fait comprendre que ce qu’elle disait pouvait ne pas être la vérité. Mais elle avait trouvé le moyen de se venger en utilisant la seule arme que la société lui donnait.

Avec Safiatou, on est dans un autre rapport : elle est allée à l’école, elle est mariée, mais fait en sorte que son amant s’installe à Bamako alors qu’elle est mariée ; on peut dire qu’elle n’appartient pas du tout à la catégorie des femmes dominées. Son problème reste plutôt la complexité du lien avec les structures de validation et de légitimation occidentales. Le livre qui la rend célèbre a été publié en France. De ce fait, comme moi, elle n’a pas résolu le problème de son identité. Nous sommes des écrivains dits « africains » mais on nous lit en France. Nous ne pourrons pas résoudre cette question tant que les États n’auront pas eux-mêmes résolu la question de leur rapport de vassalité avec les anciennes puissances coloniales. Ce n’est pas seulement parce que nous avons été colonisés, c’est parce que nos États restent sous dépendance que nous-mêmes nous le restons. Safiatou n’est pas tout à fait différente de nous sur ce plan.

Dans le roman, le personnage de l’imam est très intéressant, et tpout particulièrement dans sa conception de la religion. Sans rejeter l’utilité ou la beauté de la religion, l’imam du village, homme présenté comme extrêmement intelligent, savant et éduqué, rejette avec véhémence la notion de Dieu dans l’Islam et dans les religions monothéistes : je me permets de citer ce qui est, selon moi, l’un des plus beaux passages du livre : “Dieu, trop investi de notre imparfaite humanité, est en revanche entièrement dépendant de nous, il est un être fragile qui dépend à vie entièrement de ses parents, nous, et qui est condamné à mourir avant ses parents, donc nous. […] Dieu des religions monothéistes, puisque c’est de lui surtout que je parle, nous l’avons inventé et rendu si petit en lui prêtant nos qualités et nos défauts. Il récompense, juge, punit, pardonne, bénit. Nous n’avons pu l’élever au-dessus de nous, il a fabriqué l’univers selon un calendrier humain, six jours, et il s’est reposé le septième. Comme nous, il met l’homme au-dessus de la femme, il a d’abord créé l’homme puis tiré la femme de sa côte, il a les mêmes notions du Beau que nous, le jardin d’Éden, il lui faut un fils pour nous parler, et une femme pour porter ce fils, il s’adresse à nous dans une langue humaine, il s’occupe de tout, même de notre vie sexuelle. Bref, nous l’avons inscrit dans notre temporalité, souillé de nos sentiments et enfermé dans nos limites. Maurice, il n’y a rien de plus ridicule, de plus humainement ridicule que les attributs divins des religions révélées, des religions monothéistes.” Ce passage sur la religion semble très personnel, et il s’inscrit dans la reconnaissance de ce que vous appelez le Mystère, cette force supérieure de l’univers que l’on ne peut ni connaître ni comprendre ni contrôler, et il exprime une opposition nette aux religions monothéistes. Que dit ce passage de votre rapport à la religion ?

J’ai été éduqué dans un milieu musulman. Le grand frère de mon père, était l’imam de mon village. J’ai appris à lire le Coran auprès de cet oncle. Je me souviens de sa sévérité : il nous punissait parce qu’on avait mal prononcé une sourate, un mot, ça lui semblait impardonnable parce que nous parlions dans la langue de Dieu. Mais il n’était pas aussi lettré que le personnage d’imam du Continent du Tout et du Presque Rien : il ne savait pas ce qu’il disait et il ne savait pas ce qu’il nous faisait dire. Plus tard, je me suis même rendu compte qu’il prononçait très mal certains mots. Il nous punissait pour des mots dont il ne comprenait pas le sens. Il guidait la prière sans savoir de quoi il parlait. Je me suis quand même posé des questions : mon Dieu, existe-t-il ? Il faut lui parler en arabe, est-ce qu’il ne comprend que l’arabe, alors que c’est celui qui a créé toutes les langues ? Je me suis demandé ce que cela changerait si je cessais d’être musulman.

Je ne pratique plus la religion musulmane. Cependant, je n’ai pas non plus la vanité d’un athée, ni même d’un agnostique. Je pars de l’idée qu’il y a un mystère qui me dépasse, qui dépasse la science, qui dépasse la philosophie. Pour autant tout ne peut pas s’expliquer et nous n’expliquerons pas tout ni par les religions ni par les sciences. Pour moi, ce que nous appelons Dieu est notre invention humaine. Cependant, et l’Imam explique cela : ce Dieu, qu’on y croie ou pas, est une source de production de la morale par les humains. Ce qui compte, selon moi, c’est plutôt comment nous nous inscrivons dans le respect des règles fixées par la société dans laquelle nous vivons. Si elle est d’émanation religieuse, ce sont les humains qui vont nous punir. Quand on est en Iran ou en Arabie Saoudite, il y a des choses qu’on ne fait pas. J’ai été invité en Arabie Saoudite en 2021 pour une résidence de culture dans la région de Al ‘Ula. Et même si je ne suis pas pas musulman, j’ai respecté des règles qui étaient strictes.

Je n’ai rien contre les gens qui pratiquent la religion. Mais j’ai un problème quand, du fait de leur pratique religieuse, ils jugent les autres en dehors de tout cadre moral. Pour certains musulmans, par exemple, le simple fait de ne pas être musulman est une faute. Or on devrait pouvoir être libres dans notre lien à la transcendance, tout en respectant les règles morales de la société dans laquelle nous vivons. On devrait pouvoir admettre que, même dans un pays musulman, quelqu’un ne soit pas musulman, qu’il soit même athée et qu’il l’affirme, si son comportement ne va pas à l’encontre de l’ordre de la société. Moi, je me suis libéré totalement de l’Islam, je m’en suis libéré tout en gardant une chose quand même : la civilisation musulmane nous a apporté des choses magnifiques que le monde continue à préserver, et j’en suis un héritier.

Je ne confonds pas civilisation arabo-musulmane et islam. Je ne peux pas ne pas reconnaître ce que je dois à une multitude de musulmans érudits, des philosophes. Les quatrains de Khayyam, qui ont inspiré plus tard des poètes comme Baudelaire, j’en suis l’héritier ; mais je n’ai pas besoin pour ça d’aller dans une mosquée. Aller dans une mosquée, je l’ai fait pendant au moins 26 ans. Aller dans une mosquée suppose que je me situe dans une spécificité qui pourrait aussi me conduire à critiquer quelqu’un qui va, lui, dans une église, à le considérer comme mon ennemi. On voit ce que ça donne aujourd’hui. quand certains poussent cette logique et en arrivent à l’idée qu’il faut détruire l’autre qui n’est pas moi. Pour moi, il y a un mystère qui n’est pas Dieu. Dieu, nous l’avons inventé car il nous était nécessaire, mais il n’a pas pu inventer le monde alors qu’il est né après nous.

« Tu es venu ici dans la saine intention de nous observer, de nous comprendre, Maurice, mais en vérité, tu continues la grande œuvre occidentale : penser les autres, produire du sens sur eux et les mettre dans la situation des poissons pris dans un filet. Ils se débattent pour s’en libérer et meurent asphyxiés ». Rappeler cet extrait nous permet de vous interroger sur votre position critique à l’égard de l’ethnologie. Vous la dites, dès les premières pages, « fille de la verticalité coloniale ». Est-ce qu’à travers la trajectoire de Maurice vous cherchez à déconstruire par l’ironie et à déplacer le curseur d’un regard occidentalo-centré sur les sociétés africaines ? 

Oui, l’ethnologie a été fille de la colonisation, elle a été financée par des ressources tirées de l’exploitation des colonies africaines, et les ethnologues, en réalisant leurs missions, ont ramené pas mal d’objets qu’on retrouve au musée du Quai Branly. Il y avait du vol ! On a emporté des choses chez les Dogons ou bien en Éthiopie. Les ethnologues avaient une mission assez paradoxale. On les envoyait sur le terrain pour comprendre des peuples considérés comme inférieurs, pas seulement différents, mais inférieurs. Ils y vont, ils découvrent peut-être des peuples et, mieux que n’importe qui, ils comprennent les logiques et la philosophie, les religions. Leurs travaux nous ont, malgré eux, éclairé sur l’attitude des populations, il est arrivé que des colonisateurs se servent de ce que les ethnologues avaient découvert sur un peuple pour mieux le manipuler ou le dominer.

Cependant, et je le dis quand même clairement dans le texte, ces ethnologues ont été les premiers à s’insurger contre la colonisation. Parce qu’ils ont vu, ils ont compris. Mais ces hommes qu’on nous dit être inférieurs, en quoi sont-ils inférieurs, pourquoi les traite-t-on de cette manière ? Et en général, ils ont tous basculé vers l’anticolonialisme et certains d’entre eux se sont même retrouvés à lutter avec les intellectuels africains. Georges Balandier, par exemple, était un ami d’Alioune Diop. C’est quand même grâce à l’avis de ces gens-là que les intellectuels africains regroupés sous le mouvement de la négritude ou pas – parce que tous n’étaient pas non plus les pères fondateurs de la négritude – ont catalysé leur propre énergie vers une prise de conscience commune et l’élaboration de moyens intellectuels pour faire face à un système dont ils sont le produit. Georges Balandier a joué un rôle dans Présence Africaine. Jean-Paul Sartre, qui n’était pas un ethnologue, a joué un rôle également. Ils ont été malgré eux les amis des colons avant d’en devenir les ennemis. Le vrai problème, c’est individuellement : je ne sais pas si un ethnologue qui se serait retrouvé dans la situation de Maurice, humilié par des paysans dans un petit village africain, aurait pu ne pas se rappeler qu’il vient d’un pays qui a dominé… Est-ce qu’il pourrait oublier qu’il est blanc français ? Est-ce qu’il pourrait oublier de penser qu’il n’y a pas si longtemps, ces gens étaient ouvertement dominés ?

Sami Tchak, Le Continent du Tout et du Presque Rien, éditions Jean-Claude Lattès, 2021, 320 p., 20 € 90 — feuilleter le livre